L’épuisement qui suscitait un caractère encore plus irritable. L’insomnie qui restait, qui ne se décidait pas de la lâcher tandis que la hargne de son coeur s’apaisait sous l’oeil attentif des étoiles et de la lune. Elle en voulait toujours autant au Clan des Étoiles d’avoir décidé de sa destinée sans la concerter au préalable, mais elle ne pouvait pas les blâmer pour la mère qu’elle s’était trouvée à avoir et pour la vie qu’elle avait dû mener pendant six lunes à cause de cette femelle qui n’avait de mère que la prétention de ce titre. Elle était là, tandis que la journée s’éteignait, tranquille, immobile, immuable, se demandant ce qui allait advenir du Clan de l’Ombre. Araignée du Matin était devenue Étoile des Araignées, nom qui pouvait faire froid dans le dos quand on aimait pas les petits êtres aux pattes velues, et elle avait prit en lieutenant Mythe du Renard. De par son attitude renfermée, Nuage Sanglant ne connaissait pas trop ces deux chats et elle en venait à se demander s’ils mèneraient le Clan à la gloire ou à sa destruction. Elle, elle serait le rempart avec Jolie Pivoine, la guérison. Ou peut-être l’empoisonnement, qui sait ? Elle ne savait pas, elle.

Elle savait seulement que les étoiles brillaient en cet instant et que la brise était calme, fraîche, malgré la neige recouvrant le sol. Et elle pensait aux derniers jours où elle n’avait pas fait grand chose sinon trier des plantes, en chercher dans le froid, dans cette saison rude qui ne lâchait pas la grippe. Elle n’avait pas faire grand chose, comme toujours, sinon se promener et penser. Comme elle faisait toujours. Elle ne voyait pas ce qu’elle pourrait faire d’autres, elle n’était que guérisseuse, même si parfois, elle s’entraînait au combat et à la chasse, puisqu’elle aimait bien tout ça. Ce n’était pas une guérisseuse par choix. Même si la paix lui semblait un combat légitime. Elle n’aimait pas la guerre, elle n’aimait pas le sang qui coulait et elle ne comprenait pas pourquoi toutes les rivalités restaient là, ça la révoltait, quelque part au fond d’elle. Une révolte sournoise qui n’attendait que le bon jour pour éclater. Elle était là, allongée, immobile, le regard tourné vers le ciel encore une fois, se rappelant de ces fameuses nuits à fuir la pouponnière glaciale et la présence cruelle de cette mère qui n’avait jamais vu en elle autre chose qu’un intrus. Une étrangère dans sa vie qui n’aurait jamais dû voir le jour et Nuage Sanglant s’était toujours demandée pourquoi. Avait-elle seulement fait quelque chose pour mériter une telle attitude hostile envers elle ? Sinon vivre…

Auprès de cette mère, Nuage Sanglant n’avait connu rien d’autre que la haine et le rejet, le jugement même et la colère. Lueur d’un Jour, et l’ombre d’une vie. Comment une féline portant un nom si joyeux, et pourtant éphémère, pouvait créer ainsi la douleur dans la vie d’un chaton qui aurait dû être considéré comme le sien ? Favoritisme poussé envers ce mâle qui avait été dans leur portée. Même Capucine n’avait pas reçu l’attention de sa mère, mais seulement Nuage Sanglant avait provoqué autant de colère, autant de ressentiments, et elle ne comprenait toujours pas. Elle ferma les yeux, taisant la colère grondant en elle. Aujourd’hui, la seule féline qu’elle estimait était Jolie Pivoine. C’était également la seule en qui la novice avait une véritable confiance. Elle ne voyait en les autres qu’une amère possibilité lointaine ou proche de déception et ça ne lui tentait pas, ainsi elle ne les approchait que trop peu. Tout comme sa famille ne l’avait jamais approché. Soupir désespéré tandis que la nuit avançait, l’insomnie l’étreignant. Le Clan des Étoiles l’observait, de haut, connaissant les temps qui viendraient, et elle les ignorant, ignorant les temps, ignorant les étoiles, ignorant. Elle demeurait assise, allongée plutôt, les yeux fixés sur les astres et se demandant. Pleins de trucs. Aurait-elle un jour la force d’assumer la suite de son rôle, quand Jolie Pivoine ne sera plus une guérisseuse - le plus loin possible elle l’espérait - ? Elle n’en était pas sûre. Elle n’avait pas les capacités de son mentor. Jolie Pivoine était la meilleure dans son domaine, selon Nuage Sanglant. Elle ne serait jamais, jamais à la hauteur.

Nuage Sanglant se demandait si un jour elle obtiendrait son nom. Il faudrait le mériter pour ça, elle ne le méritait pas. Et sans doute ne le mériterait-elle jamais, oh grand jamais. Elle n’était qu’une novice guérisseuse sans grand talent qui avait seulement réussi à retenir les remèdes rapidement, très rapidement, remerciant pour cela cette mémoire qui prenait les détails pour les préserver bien au chaud. Mais savoir n’était pas pouvoir et elle ne pouvait pas exceller dans ce domaine, elle en était certaine. Elle ne valait pas autant que le Clan des Étoiles et Jolie Pivoine ne le pensaient. Elle était banale. Tout simplement. Et faire de son mieux ne serait jamais suffisant. Jamais. Jamais. Ce mot prenait toute une place dans son coeur, dans son âme, tandis qu’elle fermait les yeux pour que les secondes s’écoulent plus rapidement que la journée arrive. Il n’y avait de prévu, absolument rien, juste une journée toujours aussi calme avec Jolie Pivoine, mais ça lui allait, ça lui plaisait, à Nuage Sanglant qui trouvait dans ces moments une chaleur qu’elle n’avait jamais connu auparavant. Lueur d’un Jour n’avait pas été très chaleureuse… pas du tout. Un petit rire ironique secoua la novice. Aujourd’hui, son pelage roux devenait feu sous le soleil et pâle sous la lueur des astres de la nuit, et son regard de sang restait froid et fermé. Ce monde ne valait pas la peine d’être connu et la forêt n’avait pas perdu cette ombre vertigineuse, semblable à un serpent. Cette ombre qui était toujours prête à fondre sur elle, comme sa mère l’était.

Soupir. Soupir éternel qui restait là, muet, dans la nuit tout aussi silencieuse tandis que maintenant, lentement, l’aube se faisait sentir. Heureusement. Même si ça revenait au même, et peut-être qu’elle aurait au final préféré que la nuit reste un moment, car elle reverra cet être si horriblement désagréable et hautain le jour levé. Elle ouvrit les yeux. Soupir qui revenait. Elle s’étira longuement, sans vraiment de motivation. Pourquoi aurait-elle une quelconque motivation tandis que la journée s’apprêtait à se lever et le camp à prendre en activité ? Elle aimait le calme de la nuit. Ce calme si rare, et dont il fallait toujours profiter le plus avant que celui-ci ne se décide seulement de fuir. Oui, elle aimait tant ce calme qui fuyait toujours le jour venu parce que les guerriers n’aimaient pas, mais surtout parce que les chatons ne connaissaient presque pas du tout ce mot, et qu’ils ne respectaient pas du tout le silence. Les chatons assassinaient le silence impunément sans même le réaliser, lui donnant des coups de griffes au travers de leurs jeux enfantins, leurs jeux de batailles et leurs mises en scène. Le silence ne tentait même pas de résister. Il fuit. Il s’en va. Il n’essaie pas, il faiblit. C’était plus facile pour lui, plutôt que de se battre avec ces boules d’énergies pures. Et ça désolait la novice guérisseuse qui se complaisait dans le silence, là où on pouvait refaire le monde sans qu’on ne lui dise rien.

Elle était maintenant debout alors que les premiers rayons de soleil coloraient l’horizon d’orange et de rouge, d’une couleur douce et pourtant agressive. Elle ne bougeait plus. Elle observait ce spectacle qu’elle avait vu maintes et maintes fois, puisqu’elle ne dormait pas forcément bien longtemps. Elle le contemplait dans ce silence qui serait chassé que trop rapidement. Et comme pour confirmer ses pensées, Nuage Sanglant entendit le lieutenant s’éveiller et s’approcher pour réveiller certains guerriers, organiser les patrouilles, endosser son nouveau rôle. Désolation. Le silence ne tiendrait pas le coup. Elle soupira. Encore une fois. Elle soupirait souvent, au final, mais il fallait la comprendre, elle qui tenait à la tranquillité ne la trouvait que dans la profondeur de la nuit. Nuage Sanglant s’étira de nouveau en plantant ses griffes dans la neige, un courant de froid la parcourant de partout. Elle parcourut de son regard ce camp qu’elle connaissait depuis longtemps, depuis onze lunes, sans doute bientôt douze. Et elle ferma brièvement les yeux, inspirant profondément. Une nouvelle journée qui commençait. Une nouvelle journée à traverser.

Nuage Sanglant traversa rapidement le camp pour se rendre à la tanière, seul endroit où elle désirait passer le temps qu’elle avait à passer, avec Jolie Pivoine. Nuage Sanglant s’était souvent demandé ce qu’elle aurait fait sans cette féline-là. Jolie Pivoine était tout pour elle. Elle était presque sa mère, son rempart, son mentor, tout. Et Nuage Sanglant ne faisait confiance qu’à elle, pas même à Comptine du Démon, seulement à Jolie Pivoine et ce serait sûrement éternellement ainsi. C’était pour ça que la féline se sentait un peu étrange, désagréablement tendue, parce qu’elle pressentait quelque chose dans l’air qui ne lui disait rien qui vaille, mais elle tentait d’en faire abstraction pour ne pas se monter la tête avec ça, pour ne pas trop devenir anxieuse, pour ne pas se tourmenter, se torturer. Au final, Nuage Sanglant préférait se dire qu’elle imaginait ce petit truc dans l’air qui la perturbait. C’était plus évident de penser monter de toutes pièces quelque chose qui nous dérangeait, plus facile de se cacher la face, oui, vraiment et définitivement plus évident. Maintenant dans ce gîte, elle demeurait assise à observer son mentor dormir. Il était encore tôt. L’apprentie guérisseuse s’étira longuement avant de bâiller et de s’allonger tranquillement sur son lit de mousse, patientant pour l’éveil de la féline qui lui apprenait le monde. Cette féline pour qui elle aurait toujours une plus grande estime.

Jolie Pivoine finit par se réveiller et sa novice s’étira, un léger sourire sur les babines, sourire qui n’apparaissait qu’en la compagnie de cette première. Nuage Sanglant n’était pas de celle qui souriait. Non, elle s’enfermait là dans sa colère pour ne pas prétendre ressentir et être blessée, c’était plus évident, de se réfugier là dans sa colère. Plus évident. Oui. Elle s’approcha de son mentor. Aujourd’hui, le planning était simple. Triage. Apprentissage. Comme souvent, et ça lui allait, à Nuage Sanglant qui n’avait clairement pas envie de faire autre chose, surtout pas de traîner avec les autres chats qui préservaient en eux des tâches sombres, de gris, qu’elle n’aimait point, bien qu’elle ne soit pas mieux. Et puis, au fil de la journée, quelque part au milieu de la quiétude, on lui fit entendre un coup de tonnerre qui la figea dans un mélange épuisant de surprise, d’appréhension, d’excitation et de stupeur. Elle allait recevoir son nom, le soir même, aux Hautes Pierres. Elle allait se rendre là pour devenir guérisseuse à part entière et si elle ne pouvait s’empêcher d’en être fébrile et heureuse, Nuage Sanglant ne pouvait non plus se retenir d’être intriguée par cette nouvelle soudaine qui la figeait d’une anxiété intense.

Pourtant, lorsque le moment fut venu, Nuage Sanglant parcourut le chemin aux côtés de Jolie Pivoine, la suivant sans montrer la moindre trace de réticence, cette fébrilité guidant chacun de ses pas, la rendant presque insensible au froid de cette neige fondante et glacée sur leur pelage. Son mentor souriait. Nuage Sanglant aussi, légèrement, mais elle ne pouvait chasser cette impression désagréable d’inquiétude et ces questions. Pourquoi si rapidement ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi sans prévenir vraiment ? Pourquoi ? Jolie Pivoine ne ferait rien sans lui dire, si ? Pourquoi si tôt, aussi ? Nuage Sanglant avait cette inquiétude logée profondément en elle, et même ce temps si cruellement froid ne parvenait pas à chasser ce sentiment et la novice ne comprenait pas, elle qui détestait ne pas comprendre, elle ne parvenait pas à mettre le mot sur ce qui n’allait pas en cet instant précis. Alors la novice devait prendre sur elle, ne pas trop paraître dérangée par un détail. Oh, ce n’était pas facile pour Nuage Sanglant qui baignait dans la franchise la plus totale. Elle soupira. Silencieusement. Le soupir revenait. Comme toujours. C’était prévisible. Elle ne pouvait pas passer une seule journée sans soupirer, c’était inscrit en elle, clairement, et ça venait l’épuiser. Ce n’était pas grave. Elle suivait Jolie Pivoine sans se montrer difficile. Son mentor avait toujours été la seule avec qui la féline au pelage de feu ne souhaitait pas se retrouver à être un poids, et la seule qu’elle écoutait véritablement, sans rechigner, sans répliquer.

Devant les Hautes Pierres maintenant, nulle possibilité de reculer, de fuir, de faire que le temps s’éternise et s’écoule sans l’atteindre elle, pas moyen de retrouver la tranquillité de ses nuits d’insomnie sous le seul regard des astres nocturnes. Non, elle devait rester, ne pas se défiler et ne pas décevoir Jolie Pivoine. Pourtant… Nuage Sanglant ne se sentait pas à la hauteur, pas à la hauteur de recevoir ce nom sans nuage, pas à la hauteur de devenir l’assistante de Jolie Pivoine et non plus son apprentie. Pas à la hauteur du tout des attentes des autres envers elle, et surtout de ceux de son mentor. Non… pas à la hauteur. Elle figeait et son sourire se figeait, Un sourire qui mêlait inconfort, appréhension, inquiétude et joie, fébrilité. Comment ne pas se sentir heureuse de passer d’apprentie à guérisseuse à part entière ? Néanmoins, elle ne pouvait pas profiter pleinement du moment, elle se retrouvait si incertaine de la suite des événements. Et cet orage à l’horizon de sa vie qui la guettait ne la rassurait point non plus. Quand Jolie Pivoine parla, elle frémit légèrement. Le moment était venu. Alors pourquoi la femelle ne parvenait pas à le sentir comme il se devait ? Elle hocha la tête, la gorge trop nouée pour parler.

Les deux félines s’engouffrèrent alors dans la petite grotte, et le rituel restait en suspens dans les airs, n’attendant que la voix de la guérisseuse pour être accompli. Quand son mentor se mit à prononcer ces paroles-là que Nuage Sanglant craignait d’entendre, cette dernière entendit dans la voix de Jolie Pivoine autant de joie que de tristesse et Nuage Sanglant ne put s’empêcher de se demander ce qui se tramait là. La tristesse n’avait pas lieu d’être dans les mots de la féline qui l’accompagnait, et pourtant, elle y était. Les questions volaient dans l’esprit de Nuage Sanglant, mais elle s’avança quand même d’un pas et se redressa.

« Je -»

Sa voix se coupa dans un flot d’émotions tout aussi mélangées qu’auparavant et elle eut cette envie - même cette urgence - de fuir, de s’en aller, de quitter cette grotte et de ne pas se voir mettre sur ses épaules des responsabilités. La certitude de ne pas être à la hauteur trouait son coeur et elle avait cette peur de tout rater qui restait, qui la laissait là, hésiter, et elle avait aussi cet effroi que son mentor ne soit déçu de ce manque d’entrain étrange. Elle ne parvenait pas à feindre. Elle avait cette terreur tout au fond d’elle qui grandissait et cette inquiétude qui ne se délogeait pas. Elle ne serait pas à la hauteur. Elle en avait tellement peur. Elle secoua sa tête pour se reprendre, elle devait impérativement retrouver son sang froid. Pour survivre.

«Oui, Jolie Pivoine. Je le promets.»

Je promets de tout faire pour ne pas te décevoir. Je promets de tout faire pour changer les règles de l’intérieur, je promets de tout faire même si quelque chose devait t’arriver - car je ne peux chasser cette désagréable impression que ta tristesse n’aide pas à effacer. Je promets de tout faire pour être à la hauteur, de tout faire pour que ces années à tes côtés aient servies à quelque chose, de tout faire pour ne pas ternir ton image aux yeux des autres. Je promets, oui, je te le promets à toi, avant de le promettre à quiconque ailleurs, avant même de le promettre au Clan des Étoiles.