Feuille de Nuit était incapable de dormir. Mais ce n’était pas une surprise, cela faisait longtemps qu’il était insomniaque. Il n’essayait même plus d’aller se coucher en même temps que les autres guerriers, pleinement conscient qu’il ne pourrait pas s’assoupir avant d’être pleinement fatigué. La nuit était alors devenue pour lui une seconde période de la journée, où il était libre de faire ce qu’il voulait. Libre de ne pas se confronter aux autres. Libre d’être vraiment lui, en quelques sortes.

Jusque là, personne n’était au courant de ses escapades nocturnes. Cela n’aurait sans doute dérangé personne, mais étant un chat excessivement pudique, Feuille de Nuit préférait rester dans le secret. C’était son secret, son seul petit plaisir. Le seul qu’il se permettait. La forêt dans l’obscurité devenait fascinante. De simples herbes pouvait prendre toutes sortes de formes, c’était comme visiter un autre monde étrangement familier.

Ce soir là donc, à l’instar de tous les soirs, le félin couleur sombre attendit tranquillement que tous les chats du Clan de la Rivière aillent se coucher. Il fit même quelques réflexions à des apprentis, leur expliquant calmement que le sommeil était très important et que s’ils n’allaient pas rapidement dans leur tanière, ils ne seraient pas capable de participer à leur entraînement le lendemain. C’était un peu hypocrite, mais de toute façon, personne n’allait jamais suspecter que lui, le guerrier le plus sérieux, puisse ne pas écouter ses propres conseils.

Une fois la nuit bien entamée, il sortit doucement de la tanière, sans faire un bruit. Le seul moment où il se sentait vivant allait enfin commencer. Dès qu’il vit qu’il était assez loin du camps, il se mit à courir à travers les fourrés. Courir le plus vite qu’il le pouvait. C’était idiot, mais à cet instant précis, il était véritablement heureux. Loin des autres, loin des responsabilités qu’il s’imposait en permanence. Loin de celui qu’il essayait d’être.

Sa course s’arrêta net. Il était désormais dans la prairie, et il n’y était pas seul. Il pouvait voir un autre chat au loin. Suivant son instinct de chasseur, il se cacha près d’un buisson pour observer le nouveau venu. Était-ce un membre d’un autre Clan ? Qu’est-ce qu’il viendrait faire ici ? Il s’approcha furtivement, et comprit avec horreur que c’était un chaton de son clan. Il le connaissait, c’était cet insupportable Petit Démon, qui portait terriblement bien son nom. Feuille de Nuit n’aimait pas les chatons en général, mais celui là, c’était vraiment le pire. Immédiatement, il se dirigea vers ce dernier avant de s’arrêter net.

Si Petit Démon le voyait ici, tout le monde saurait qu’ils avaient été deux à sortir secrètement du camps. Il eut un débat intérieur, entre sauver son image et aller chercher Petit Démon. Rapidement, il décida de prendre la seconde option, culpabilisant même de ne pas l’avoir fait tout de suite. La sécurité du petit était plus importante que quoi que ce soit. Il n’avait qu’à lui dire qu’il l’avait suivi depuis le début.

Le jeune félin en question s’était aventuré dans une sorte de grotte dont Feuille de Nuit ignorait l’existence. Plus de doutes possible, n’importe quoi pouvait arriver là dedans. Il devait l’en sortir le plus vite possible et le ramener au camps.

A l’intérieur, il entendit Petit Démon se parler, seul. Il était encerclé de toutes sortes de petits animaux morts.

« Mais pourquoi !? Pourquoi je fais ça ? »

Feuille de Nuit s’avança vers lui, en le regardant d’un air sévère.

« C’est exactement la question que je me posais, Petit Démon. Puis-je savoir ce que tu fais ici, en pleine nuit ? »

Feuille de Nuit n’était pas vraiment rassuré. Il n’aimait pas les chatons. Ils étaient… imprévisibles, la plupart du temps. Et Petit Démon était probablement le pire d’entre eux ! Pour un amoureux du calme, de la raison et de la logique, communiquer avec les petits chats était un véritable calvaire.

La question maintenant était : comment Petit Démon allait-il réagir face à son arrivée ? Il n’en avait aucune idée, mais allait bientôt le découvrir.

« Et blablabla, Petit Démon!!! Hoo c'est pas bien, rentre tout de suite! Écoute le chiant de service! » fit le chaton en râlant.

Est-ce qu’il avait essayé de l’imiter ? Feuille de Nuit allait lui rappeler tout le respect qu’il devait à ses aînés, mais le chaton ne lui en laissa pas le temps.

« Mmm, mais dis-moi Feufeuillou, qu'est-c'que tu fais là, la nuit. C'est bizarre de traîner comme ça, la nuit, on donne des leçons de sommeil à Petit Démon, mais toi-même tu ne sais pas te tenir? Bien sur, tu vas me ramener au camp, et ton excuse pour sortir seul à cet heure? Ou alors tu vas voir une chatte ennemi, dis que c'est vrai!!! »

Mince… Là par contre, Petit Démon avait vraiment touché un point sensible. Personne ne savait qu’il s’aventurait la nuit, et il refusait que quiconque le sache. C’était exactement pour ça qu’il détestait les chatons et les apprentis ! Je vais lui dire que je l’ai suivi. Ça passera. Il faut espérer que ça passera, pensa t-il.

Il allait parler, remettre ce chaton incontrôlable à sa place, et le ramener au camps. Mais encore une fois, il n’en eut pas le temps.

« Où alors... Où alors tu dis rien de cette petite rencontre et moi, je me la fermerais. Comme tu veux. Aller, dégage, va retrouver ta jolie chatte, perso je trouve que l'amour rend faible... »

Mais pour qui est-ce qu’il le prenait ?! Comme si Feuille de Nuit allait accepter une telle proposition ! Quoique… Si on y réfléchit bien, c’est vrai que ça nous arrange tous les deux. Je le laisse tuer ses lézards et on en parle plus jamais. L’image mentale de Petit Démon dans la gueule d’un chien errant apparue brutalement dans sa tête. Non, il était hors de question qu’il s’en aille. Tant pis pour son secret à lui, la sécurité du petit était plus importante que ça.

C’est à ce moment là que Petit Démon sortit ses griffes.

« Où tu veux peut être m'attaquer, pour que je ne fasse pas trop de bruit dans le camp. »

Il avait remarquer le sourire étrange du chaton depuis le début de la conversation. Que faire ? Il n’allait pas se battre avec lui, c’était ridicule ! Le guerrier décida de se tenir sur ses gardes, hésita à sortir lui aussi ses griffes, ce qui pourrait être interprété comme un signe d’attaque par Petit Démon. Alors que Feuille de Nuit était en plein débat intérieur face à la posture à prendre, le chaton reprit la parole, d’une voix… différente.

« Ce n'est pas ci facile, d'être... moi. »

Petit Démon s’approcha de lui. Est-ce qu’il compte vraiment m’attaquer ? Et à la grande surprise de Feuille de Nuit, le petit chat s’appuya contre lui et… se mit à pleurer. Qu-qu’est-ce que je suis censé faire ?

« J'en mare Feuille de Nuit, mare de vivre cette vie. Nous, nous sommes froids et asociales, pourtant, chaque être est sensible sais aimer. Mais certains avec un masque, le cœur velu, ne cherchant rien des autres, serais-tu comme ça Feuille de Nuit, comme moi? Et bien je te dis d'arrêter, la vie est trop belle pour rabrouer tout le monde. Je suis un Démon au grand cœur, et toi une feuille fragile qui attend son arbre. Quand quelqu'un comprendra t-il cela? Hoo, Feuille de Nuit... »

Ces propos firent mouches dan la tête du chat noir. Avec un masque ? Est-ce que Petit Démon n’avait pas raison, est-ce que lui aussi ne portait pas un masque en permanence ? Dire qu’il se prenait des leçons de vie de la part d’un chaton…

Mais ce n’était pas important. L’important restait de retourner au camps. Personne ne savait qu’ils étaient là, si quelque chose arrivait… Il était aussi hors de question d’employer une quelconque force pour convaincre le chaton de rentrer. Il avait pensé que sa voix autoritaire aurait suffit mais il allait falloir trouver autre chose.

« Je l'aime... » fit finalement le chaton.

Feuille de Nuit reçu ces trois mots comme un coup de griffe, le faisant à nouveau défaillir de la position de guerrier sérieux qu’il venait de retrouver dans ses pensées. La seule fois où il avait ressenti une attirance pour quelqu'un, c’était quand il était chaton. Il en avait parlé à son père, cherchant des conseils et n’avait récolté que des railleries. Son père avait même utilisé les même mots que Petit Démon : « l’amour rend faible ». Au final, on ne l'avait jamais écouté pendant son apprentissage. Personne ne s'était jamais intéressé à ce que Nuage de Nuit pouvait ressentir.

N’était-ce pas à cause du traitement qu’il avait reçu quand il était petit qu’il était devenu… ce qu’il était aujourd'hui ? Et Petit Démon, même si il réagissait d’une manière différente, était en train de recevoir exactement le même, voir un pire. Feuille de Nuit avait entendu la façon dont la plupart des chats du clan parlait de lui. Il n’avait pas relevé à l’époque, mais maintenant il comprenait que Petit Démon puisse être tourmenté.

«Restons ici encore un peu. » dit-il alors. Cette phrase lui était plus destiné qu’autre chose. Puis, il demanda calmement, essayant de ne pas parler aussi froidement qu’à son habitude :

« De qui parles-tu, Petit Démon ? »

Ils auraient le temps de rentrer au camps plus tard.

« Gné? Squispass? »

Petit Démon le regardait bizarrement. Il n’avait pas dû s’attendre à une telle réaction de la part du guerrier. A vrai dire, Feuille de Nuit se surprenait lui même en agissant de la sorte. Une partie de lui, à savoir son côté logique, hurlait à l’intérieur de sa tête, lui ordonnant de retourner immédiatement au camps. Mais pour une fois, et peut-être pour la première fois, il avait décidé de ne pas s’écouter.

« Mmm... Ça te regarde Fafaille? » fit le chaton, reprenant à nouveau son ton moqueur, et passablement insupportable.

« Pff, d'façon t'es tellement coincé que tu le dirais à personne... Ouais bah, ça paraît évident, la plus belle chatte du camp. »

Feuille de Nuit fut presque vexé par cette affirmation, se demandant si c’était vraiment l’image qu’il renvoyait aux autres. Bref, ce n’était pas tellement important : Petit Démon avait recommencé à parler. Enfin, non, il venait de s’arrêter, comme s’il attendait une participation de la part du chat noir. La plus belle chatte du camps, la plus belle chatte du camps… De qui pouvait-il bien parler ?

« Petit Rose idiot! »

Ce n’était pas aussi un chaton à la pouponnière ? Ne fréquentant que très peu ce lieu, le chat noir voyait vaguement de qui il s’agissait, sans vraiment trop rentrer dans les détails.

« Mais bon, je sais qu'elle voudras jamais de moi, j'en suis sur, de toute façon personne ne veut de moi, regarde toi! Je suis sur que tu me déteste comme la peste! Je n'ai aucune chance, j'ai peur qu'elle ne m'aime pas si je lui dit... Elle est tellement inaccessible... »

Qu’est-ce que je dois dire, qu’est-ce que je dois dire, qu’est-ce que je dois dire, se demanda trois fois à toute vitesse Feuille de Nuit. Le chaton abordé à nouveau un sujet sensible, et le guerrier n’avait aucune idée de ce qui était attendu de lui. Simplement l’écouter ? Petit Démon attendait certainement plus de cette conversation. Le réconforter ? Oui, bonne idée, mais comment ? Ce n’était pas quelque chose que Feuille de Nuit avait l’habitude de faire. S’il se mettait à le faire, maintenant, est-ce que ça n’allait pas sonner terriblement faux ?

« Euh... Comment on fait avec les filles? »  demanda finalement Petit Démon.

Qu’est-ce que je dois dire, qu’est-ce que je dois dire, qu’est-ce que je dois dire, se demanda à nouveau le guerrier. Car depuis qu’il était passé guerrier, il avait mis tellement de distance entre lui et les autres qu’il n’avait eu aucun ami, aucune relation affective ou sentimentale. Il aurait envie de dire que c’était par choix, mais pas du tout, c’était simplement qu’à force… il avait oublié comment aller vers les autres. Alors, « comment on faisait avec les filles », il n’en avait strictement pas la moindre idée.

« Est-ce que… Est-ce que vous vous parlez souvent ? » fit-il en essayant de prendre une voix de connaisseur. Ce qui était loin d’être une réussite. « D’ailleurs… euh… si je te détestais, tu crois vraiment que je serais encore là à t’écouter ? Si tu… Si tu t’ouvres à elle, ça peut fonctionner. »

Voilà que Feuille de Nuit, le coincé, le mur de glace, le cœur de pierre se mettait à donner des conseils amoureux en pleine nuit… Nuit qui décidément, était pleine de surprise.